En ce début d'année un peu pauvre en mises à jour de JC2Nazareth, un événement dans la vie de ce blog (pas celui-ci, l'autre) est tout de même à noter. Une étudiante en communication à l'Université de Liège m'a contacté pour faire un dossier d'Histoire culturelle du visuel sur JC2Nazareth. Je vous laisse découvrir son travail de grande qualité qui lui a valu un 14/20 quand même !
Par souci de discrétion, j'ai remplacé mon nom par ☺.
Master 2 Information et Communication
Histoire
culturelle du visuel – Travail d’analyse d’un corpus d’images
Blog
de JC2Nazareth
Présentation
du corpus
Le
corpus que j’ai choisi d’analyser est un blog :
http://jc2nazareth.skyrock.com/ sous-titré « le skyblog
officiel de Jésus ». Il est en ligne depuis le 26 juin 2011 et
est fréquemment mis à jour.
Comme
son nom l’indique, il s’agit d’un site internet « personnel »,
sorte de journal de bord de la vie d’un adolescent, comme on peut
en lire quotidiennement sur la toile. Cependant, il ne s’agit pas
ici de réelles photographies mais de montages destinés à raconter
ce qu’aurait été la vie du Christ s’il avait été adolescent à
l’époque actuelle. Chaque article comporte un montage (d’une
peinture de Jésus intégrée dans un décor de photographie
actuelle) qui est titré et légendé dans un français argotique et
volontairement mal orthographié. Les sujets de ces articles sont
semblables à ceux de la plupart des blogs d’adolescents : les
moments forts de la vie (la rentrée des classes, une sortie entre
amis,…), les questions que chacun se pose, l’image qu’ils
désirent donner d’eux-mêmes (via, notamment, l’autoportrait
dans le miroir sur lequel je reviendrai par la suite).
Chaque
montage est visuellement grossier. Destinées à un public
francophone capable de décoder le langage utilisé dans la rédaction
des textes, il est clair que ces images ne trompent pas leurs
spectateurs, contrairement à la tradition du photomontage dont le
but est de donner une impression de réel. Cela est principalement
lié à la différence de technique utilisée dans la réalisation
des images de base : peinture pour les portraits du Christ,
photographie pour les images de fond. Cependant, un bon infographiste
serait sans aucun doute capable de travailler ces matériaux de
manière à rendre le résultat plus homogène. Soit le créateur de
ces images est un amateur (au sens récent du terme), soit il rend
ces montages intentionnellement grossiers. Selon les propos de
l’auteur, il s’agit principalement de dénaturer le moins
possible chacune des images, afin que l’on puisse aisément
identifier le contraste et le support originel du tableau.
Comme
de nombreux internautes,
j’ai découvert ce site totalement par hasard, grâce à un lien
sur Facebook. Depuis, je m’y rends régulièrement afin d’en
actualiser ma découverte. Le contenu a évidemment une vocation
humoristique, mais cela n’empêche qu’il donne à réfléchir sur
le statut de l’image, notamment de l’icône, ainsi que sur les
images numériques produites en masse et postées sur le net à tout
va.
Présentation
du contexte
Ces
images ont été produites dans un contexte précis, qu’il est
indispensable de mettre en lumière afin d’espérer une analyse
fructueuse. Je vais tenter de poser ce contexte de la manière la
plus banale qui soit, en répondant aux questions suivantes :
qui, où, quand, comment, pourquoi, pour qui ?
Qui ?
Etant
donné l’hyper actualité de ce corpus d’images et sa présence
sur internet, l’une de mes premières démarches a été de
contacter l’auteur de ce blog par e-mail. J’ai eu la chance de
recevoir de sa part une réponse favorable et enthousiaste quant à
la réalisation de ce travail. Toujours par écrit, j’ai pu lui
poser énormément de questions ce qui m’a permis de corroborer ou
d’infirmer certaines de mes suppositions. ☺, 28 ans,
travaille comme développeur, un métier qui requiert une bonne
connaissance de l’informatique mais qui ne lui permet pas
d’exprimer sa créativité. Il n’a jamais possédé de blog
personnel et ne désire pas exposer sa vie sur le web. Il a reçu une
éducation catholique mais s’est peu à peu éloigné de la
religion. Il est aujourd’hui un athée convaincu.
Contrairement
à un blog traditionnel et malgré l’utilisation de la première
personne du singulier, l’auteur et le narrateur sont ici bien
distincts. Il s’agit, comme dans un roman, d’une pure fiction. Le
narrateur est lui-même un personnage imaginaire puisqu’il s’agit
de Jésus vivant à notre époque dans la peau d’un adolescent de
14-15 ans. A ce propos, il est bon de noter que ☺ s’exprime évidemment de manière irréprochable lorsqu’il parle
en son nom. Il est tout à fait capable d’écrire sans fautes
d’orthographe et utilise un vocabulaire riche et précis. Cela est
aux antipodes de son personnage Jésus qui rédige tous ses textes en
argot, avec de nombreuses fautes d’orthographe, de grammaire et de
syntaxe. Je prends la peine de m’attarder sur cette distinction
fondamentale entre l’auteur et le narrateur car il semble que
certains internautes ne l’aient pas vraiment assimilée. Bien que
personne ne soit dupe au point de penser que le Christ vit à notre
époque, certaines réactions indiquent un manque de compréhension
de la démarche de l’auteur, critiquant, par exemple, sa manière
d’écrire. ☺ a compilé une partie d’entre elles sur
http://jc2nazareth.blogspot.com
titré « Les coulisses d’un sacrilège ». A
la lecture de ce nouveau blog, il apparaît clair que la confusion
auteur-narrateur-personnage est bien présente, notamment à la
lecture des critiques sur l’orthographe (elles-mêmes souvent
illisibles).
Les
réactions de certains chrétiens indiquent aussi une confusion entre
le Jésus biblique et le Jésus présenté sur ce blog. Il s’agit,
selon les propos de l’auteur, d’une caricature de blog adolescent
(le choix de l’hébergeur skyrock est, à ce titre, très
éloquent), et non d’une moquerie de la religion. ☺ ne
remet évidemment pas en question les propos de la Bible, auxquels,
d’ailleurs, il ne fait quasiment jamais référence (seule
l’utilisation du prénom de Marie-Madeleine pour la petite amie de
Jésus pourrait éventuellement être une remise en cause de l’idée
que les chrétiens se font de leur relation). Cette dernière
confusion, sans être réellement recherchée par l’auteur, est une
réaction plus que prévisible puisque l’on prend pour objet un
représentant de la religion catholique.
Où ?
Dans
un premier temps, il s’agit d’une identification géographique.
Le blog est rédigé en France, par un français, et les textes ne
peuvent être compris que par des francophones. Mais les images
n’appartiennent pas réellement à un lieu déterminé. On peut les
consulter où qu’on soit, pourvu qu’on aie accès à Internet. On
peut donc dire que leur appartenance spatiale est bien plus la toile,
internationale, que la France. En effet, si les textes ne peuvent
être décodés que par un francophone, les images sont beaucoup plus
abordables pour différentes cultures, tant qu’elles sont
conscientes de l’existence des blogs de jeunes, donc habituées à
Internet. Ainsi, l’auteur avoue s’être souvent emparé d’images
de pays étrangers (USA, Allemagne, Angleterre, Chine, République
Tchèque,…) en les rendant « inernationales » (par
exemple, en effaçant des écritures chinoises sur l’image de Jésus
au Mc Donald).
En
second lieu, il ne faut pas perdre de vue un élément fondamental de
ces images : l’utilisation de représentations d’un être
divin. Un tel travail se serait avéré impossible dans une culture
musulmane par exemple, où le Prophète Mahomet ne peut être
représenté (comme en témoigne le scandale des « caricatures
de Mahomet » dans un journal danois fin 2005). Le fait que le
catholicisme ait autorisé et même favorisé les représentations du
Christ est une condition d’existence de ces images, l’auteur
ayant porté son choix sur ce sujet uniquement parce qu’un panel
extrêmement étendu s’offrait à lui.
Non seulement une telle initiative ne peut être prise que si le
culte dominant tolère la représentation, mais également s’il
tolère la caricature. Un régime catholique totalitaire autoriserait
probablement les représentations premières du Christ, mais
n’accepterait sans doute pas le détournement de ces images de leur
fonction première. La liberté que s’octroie l’auteur découle
de la liberté de son pays de résidence.
Quand ?
Cette
question rejoint la précédente concernant deux choses : la
nécessité d’Internet et la nécessité de liberté de parole.
Cette
dernière déjà explicitée précédemment peut être reprise ici à
l’identique : la liberté que s’octroie l’auteur découle
de la liberté de l’époque dans laquelle il vit.
En
ce qui concerne le net, il y a des conditions en cascade. Tout
d’abord, il faut que l’auteur ait accès à Internet pour créer
son blog et poster ses articles. Il doit également pouvoir trouver
les images nécessaires à son travail, ce qui suppose qu’Internet
soit assez complet à ce niveau-là (il n’aurait donc pas pu voir
le jour à l’aube de cette technologie car les catalogues de type
google
images
n’existaient pas à l’époque). Mais ce n’est pas tout :
pour qu’un pastiche existe, il faut que l’objet caricaturé
existe lui-aussi, et ce d’une manière assez généralisée que
pour donner lieu à une esthétique commune aisément reconnaissable.
Sans la récente mode de blogs autobiographiques d’adolescents, une
telle démarche n’aurait aucune accroche et perdrait tout son sens.
Ce corpus d’images est donc extrêmement présent, son existence ne
se justifiant que par de récents événements (avancées
technologiques, démocratisation d’Internet, utilisation massive
de l’outil blog par de jeunes gens).
Comment ?
Les
montages sont réalisés grâce à Photoshop CS2, tandis que la
navigation parmi les bibliothèques de tableaux est facilitée par
FastStone. Il s’agit donc de programmes accessibles à tout un
chacun, renforçant l’hypothèse de la pratique amateur de montage.
Cela est d’ailleurs souligné par l’auteur lui-même :
« [La
création d’une image me prend] autour d'une heure. Il m'arrive
assez rarement de faire ce travail en plusieurs fois, et lorsque ça
arrive je commence par le repérage et le choix des images, puis je
fais le montage dans un deuxième temps. Pour moi c'est un véritable
moment de détente ».
Il
s’agit donc a priori d’une pratique sans prétention artistique
et d’un investissement réduit dans son travail de montage.
Pourquoi ?
Au
départ, il s’agit avant tout d’un désir personnel, de détente
et de rigolade. C’est la création des premiers photomontages.
Cependant, il apparaît rapidement que cette première envie est
portée par une seconde, celle du partage de son travail créatif,
non pas à la manière d’un artiste exposant ses œuvres mais
plutôt d’un journal en constante évolution. Ainsi, l’auteur
admet que les commentaires postés par d’autres figures bibliques
(Judas, Marie Madeleine, Jean Baptiste,…) influent sur son travail
et il semble extrêmement intéressé par les réactions, qu’elles
soient bonnes (il recherche un maximum de contact avec son
« public ») ou mauvaises (comme en témoigne la création
du Blogspot). Bien que la vocation première ne soit pas d’être
reconnu comme artiste, cette volonté de partage et de dialogue
témoigne d’un but majeur de cette démarche : susciter le
débat.
Pour
qui ?
En
conclusion peut-être de tous les points précédemment explorés, il
convient de définir le destinataire de ce travail. Comme je viens de
l’évoquer, le premier destinataire fut l’auteur lui-même, ainsi
que son entourage proche, puisqu’il s’agit avant tout d’une
blague entre amis, qui a pris des proportions inimaginables à
l’époque. Mais s’il a choisi d’en faire profiter toute la
toile, c’est bien que le destinataire, désormais, est l’internaute
lambda, tant qu’il possède les informations nécessaires pour
décoder l’image. Le public s’étend bien au-delà des frontières
Skyrock puisque la plupart des visiteurs viennent de Facebook. De
plus, l’auteur a récemment créé un compte Twitter, ce qui va
dans l’idée de concrétisation et de continuation de sa pratique.
Désormais, il s’est créé un public avec des attentes, des
délais,… Pourtant loin de professionnaliser sa pratique, il se
retrouve dans la même position qu’un artiste face à ses
admirateurs.
Analyse
de la photo de profil
J’ai
choisi d’analyser plus en profondeur une image de ce blog : la
photo de profil. Elle est éloquente et sa fonction veut qu’elle
soit représentative de l’esprit général du site. De plus,
l’auteur m’a confié qu’il s’agissait du premier montage
réalisé, c’est donc le point de départ de toute la démarche.
« Je venais de
croiser des photos de "chicks in the mirror" et je me suis
dit que la position de bénédiction de Jésus ressemblait un peu à
celle de ces gamines »
raconte-t-il
lorsque je lui demande comment lui est venue cette idée.
Dans
ces images, deux types de représentations sont associées. Je vais
les étudier chacune séparément afin d’identifier ce qui les
caractérise, les différencie et les rapproche.
Peinture
de Jésus
Malheureusement,
il nous a été impossible à l’auteur du blog et à moi-même de
retrouver d’où provenait cette image. Comme il me l’a indiqué,
il s’agit de l’un des premiers résultats Google Images lorsqu’on
lance une recherche sur « Jésus Christ ». Je ne peux
donc pas analyser précisément cette image en elle-même. Cependant,
je peux tout de même la rattacher à une histoire de l’art
chrétien et de ce fait, la comparer à d’autres peintures du même
type.
Cette
illustration provient de la tradition du Sacré-Cœur, représentation
identifiable grâce au cœur lumineux, ardent (d’amour) et saignant
(car il a été transpercé lors de la crucifixion), surplombé d’une
croix et encerclé d’une couronne d’épines.
Le culte du Cœur de Jésus commence à se développer au XVIIème
siècle en France. Les images et les discours à leur sujet portent à
croire qu’elles doivent être lues comme appartenant à une
ontologie analogique : le lien entre le microcosme (le cœur) et
le macrocosme (le monde) se faisant par l’intermédiaire de la foi
et du culte, la communication avec le divin étant établie par le
Christ. Ce culte fut d’ailleurs notamment instigué par une
religieuse, Marguerite Marie Alacoque, affirmant avoir eu des
apparitions du Christ. Visuellement, cela se ressent par la « vue
du dedans » du cœur, composé d’objets divers, ainsi que par
le côté labyrinthe infini de la couronne d’épines. Le but de
cette image est en fait de résumer en un seul dessin tout le message
complexe de l’amour divin.
Cette
déduction semble chronologiquement correcte puisque le XVIIème
siècle correspond à l’extrême fin de l’analogisme dans les
pays occidentaux.
La
représentation du Sacré-Cœur s’est figée au XIXème siècle
dans la forme représentée sur la photo de profil du blog de
JC2Nazareth. En effet, il existe une multitude de portraits de Jésus
similaires à celui-ci.
Dans
chacun d’eux, Jésus est seul sur l’image, représenté en plan
taille ou rapproché, affichant une expression neutre. Le fond
lui-même est neutre, focalisant toute notre attention sur le
personnage, dont le visage est cerclé d’une auréole, souvent
lumineuse. Vêtu de deux tissus (une robe et une sorte de cape ou
d’étole), il est en position de bénédiction : sa main
droite lève deux doigts, symbolisant sa double nature (humaine et
divine) et joint les trois autres pour signifier la Trinité. Sa main
gauche désigne le Sacré-Cœur (centré par rapport à la poitrine
du Christ comme par rapport au cadre) dans un geste censé exprimer
le don de celui-ci à l’observateur du tableau.
La
grande nouveauté dans cette représentation est que le cœur
appartient désormais visuellement à un corps réunissant en lui la
nature humaine et la nature divine, agissant comme médiateur entre
elles. Cela n’a rien d’étonnant dans un XIXème siècle
naturaliste, qui rend cette représentation bien moins analogique
qu’avant (bien que des traces d’analogisme subsistent, il ne
constitue plus en l’ontologie dominante). De ce fait, les détails
du cœur tendent à s’estomper : le mot « charitas »
et les clous disparaissent, la couronne d’épines est réduite en
taille et se trouve désormais enroulée autour du cœur, loin du
labyrinthe infini identifié quelques siècles auparavant. La
minimisation de ces deux derniers détails de la représentation en
fait disparaître pratiquement toute la souffrance, offrant à la
place l’image d’un Christ serein. Il faut tout de même noter que
le cœur censé être à l’intérieur du torse est représenté
dessus, rattachant donc ces nouvelles images à un regard « du
dedans », propre à l’analogisme.
La
dévotion au Sacré-Cœur de Jésus a pour but de nous rappeler qu’il
s’est sacrifié pour les hommes, par amour. Le geste représenté
sur les peintures va également dans ce sens, selon les historiens de
l’art : il tend sa main gauche pour offrir ce cœur blessé
mais charitas
synthétisant tout le concept de l’amour divin. A la frontière
entre analogisme et naturalisme, le tableau présente le Christ dans
toute sa splendeur, illuminé et corporellement notre semblable, le
cœur mis à part.
Une
dernière remarque est à garder en tête pour la suite de l’analyse.
Il s’agit simplement d’identifier les auteurs de ces
représentations. Le Sacré-Cœur est un thème extrêmement
populaire au XIXème siècle, et est de ce fait autant représenté
par des professionnels que par des amateurs (au sens nouveau du
terme), que ce soit en peinture, sculpture, broderie,… C’est
d’ailleurs l’une des raisons qui m’a empêchée de retrouver
l’artiste ayant réalisé le présent tableau : les auteurs ne
sont pratiquement jamais cités lors de la reproductions de leurs
œuvres. Ici, l’auteur, le sujet et l’objet sont distincts.
L’auteur est un peintre, anonyme pourrait-on dire puisque même si
son identité est connue, elle nous importe peu. Le sujet est le
Christ, mais qui est lui-même un simple médiateur de l’objet,
l’amour divin.
Photo
de fond
L’image
utilisée comme fond est une prise de vue d’une certaine Carolina,
se photographiant régulièrement dans le miroir de sa salle de
bains, portant des tenues diverses mettant son corps en valeur et
prenant des poses tout aussi variées, dans un même souci de mise en
avant de son physique. Encore une fois, bien que cette fois-ci
l’auteur soit identifié, cette image n’est qu’un exemplaire
parmi tant d’autres d’un type particulier d’images :
l’autoportrait photographique dans un miroir. Il s’est très
largement popularisé lui aussi grâce à l’apparition de nouvelles
technologies.
Dans
un premier temps, il a fallu que l’appareil photo numérique existe
et devienne accessible financièrement. C’est notamment depuis la
popularisation du téléphone portable muni d’un appareil photo que
ces images apparaissent de plus en plus. En effet, utiliser des
pellicules pour ce genre de photos (nécessitant par ailleurs en
général plusieurs essais) serait un réel gaspillage.
Mais
ce n’est pas fini : une fois qu’une grande partie de la
population, dont les jeunes, dispose d’appareils photos, encore
faut-il qu’elle aie une raison de réaliser des autoportraits.
Cette raison arrivera au même moment, avec la démocratisation et la
popularisation d’Internet et de ses réseaux sociaux. De MSN
Messenger à Facebook, en passant par Twitter, Google+ et les blogs
bien entendu, on s’aperçoit que tous demandent à l’internaute
de fournir une « photo de profil ». Aussi, cela semble
logique qu’une culture élevée dans un tel contexte soit plus
encline à produire ce genre d’images. Le but des photos présentes
sur le net n’est pas uniquement d’informer, il s’agit aussi de
se vendre. Si ces représentations sont peu professionnelles, elles
n’en sont pas moins mises en scène et travaillées, afin d’offrir
au « village global » une image de soi que l’on trouve
acceptable.
On
pourrait inscrire ce type de photographie dans la tradition picturale
de l’autoportrait. Ce genre, plus ancien que le Sacré-Cœur,
apparaît en effet à la Renaissance, où l’individualité, le Moi,
commencent à se substituer au groupe ou à la communauté. C’est
également à cette époque que vont entrer en conflit l’analogisme
et le naturalisme. En photographie, l’autoportrait a aussi
rapidement été pratiqué, dans divers contextes, avec plus ou moins
de mise en scène. Quoi qu’il en soit, ces deux disciplines ont
toujours considéré l’autoportrait comme un genre artistique a
part entière, de grands noms comme Van Gogh, Dürer ou Cindy Sherman
en photographie s’y étant régulièrement prêtés.
La
photographie de Carolina a au contraire pour objectif premier de se
montrer en tant que sujet et non en tant qu’auteur. Comme décrit
précédemment, cette image appartient à une autre tradition
d’autoportrait, qui s’est extrêmement développée depuis la
démocratisation d’Internet.
A
côté de l’autoportrait dans le miroir, un autre type
d’autoportrait est également très répandu : l’autoportrait
à bout de bras. Ce dernier est en général pris en plan plus
rapproché, en légère contre-plongée, le bras de l’individu
photographe occupant nécessairement une portion de l’image. Cela
met donc en évidence une partie du dispositif photographique. Dans
l’autoportrait dans le miroir, le dispositif est lui-aussi
visible : l’appareil photo (ou le téléphone portable dans le
cas qui nous occupe) est toujours présent dans l’image. Parfois,
il arrive même que le flash occupe une grande partie de la
photographie, la lumière s’étant reflétée dans le miroir. Ce
dernier, faisant également partie du dispositif mis en place pour
prendre cette photo, est d’ailleurs en soi le seul objet réellement
représenté, les autres éléments n’étant que des reflets (à
commencer par la personne photographiée).
Outre
tous ces éléments indiquant la prise de vue (ainsi que ses
conditions, en général très précaires), les figurations
présentent toutes une seule personne se photographiant sur un fond
plus ou moins neutre (en général la salle de bains ou la chambre où
le miroir se trouve), en vêtements et poses variables (suivant
l’image qu’ils veulent donner d’eux-mêmes).
Contrairement
au portrait de Jésus, l’auteur, le sujet et l’objet de ce genre
de photos se confondent dans la même personne. Cela vaut non
seulement pour les images que j’analyse, mais également pour
l’univers entier du blog, qui est basé sur le concept du « me,
myself and I ». C’est en effet l’œuvre d’une personne
qui raconte sa propre vie, en images et/ou en textes, dans l’unique
but de nous en faire part. La présence d’un miroir dans le cadre
pourrait ouvrir sur le monde extérieur, le hors champs, comme c’est
le cas dans Le
Prêteur et sa femme
de Quentin Metsys ou Les
époux Arnolfini
de Jan Van Eyck. Dans ce type de peintures, en effet, un miroir
négligemment placé dans la mise en scène fait apparaître des
détails autres que le sujet principal du portrait, dont l’auteur
par exemple. Or, les miroirs ici présents donnent bien l’occasion
de voir l’auteur, mais ne faisant qu’un avec le sujet, il ferme
l’univers de la photo.
Carolina
et ses semblables n’ont, pour la plupart, aucune revendication
d’auteur. Ils n’ont, pour la photographie, aucun intérêt, ne la
voyant que comme un outil destiné à produire des portraits. Le
manque de professionnalisme des prises de vue est inhérent aux
images produites (flash, aucun souci de lumière, de couleurs,
d’exposition, de cadrage, mais aussi les appareils utilisés :
téléphones portables souvent, plus rarement appareils photos de
standing amateur et sur la photo en noir et blanc, le doigt sur
l’objectif). Ce qui est mis en avant n’est donc pas le côté
formel mais bien le contenu de la photographie. Et pourtant, malgré
toutes ces constatations, on ne peut nier qu’il y a un travail de
mise en scène derrière ces prises de vue. Tout d’abord, le
cadrage penché est une technique que l’on retrouve dans plusieurs
de ces photos, comme s’il s’agissait d’un effet de style.
Ensuite, n’oublions pas que la parure (vêtements, coiffure,
maquillage, accessoires), la pose (geste de la main, regard face à
l’objectif ou détourné) et l’environnement ne sont pas –
toujours – laissés au hasard. Probablement le fruit de plusieurs
essais, ces autoportraits ont dû nécessairement être approuvés
par leur auteur-sujet-objet pour figurer sur le net. Cela signifie
donc qu’ils correspondent à l’image de soi que chacun d’eux
essaie de donner.
Dès
lors, il me semble qu’il faut encore les différencier d’images
d’un autre type : la photo d’identité qui est neutre, tant
dans les proportions et le cadrage que dans l’expression du visage
et le fond. Il s’agit plutôt ici de se représenter en tant que
personne unique (bien que les artifices sont les mêmes pour tous),
en montrant une intériorité à travers une extériorité. Dans un
premier temps, j’aurais donc tendance à les qualifier de
naturalistes. Pour corroborer cette thèse, remarquons que la mise en
évidence du dispositif photographique s’apparente à l’apparition
du regard moderne, qui met à jour le troisième élément existant
entre l’objet regardé et celui qui regarde.
Cependant,
je n’ai pu réellement accepter de cataloguer cette image comme
purement naturaliste. En effet, peut-on réellement parler de la mise
en évidence d’une intériorité par des moyens aussi artificiels
que ceux mis en place ici ?
Réfléchissant
sur la fonction de ces photos, j’ai alors repéré un élément de
réponse à cette difficile identification. La photo de profil si
souvent demandée sur diverses plateformes internet relèverait à
mon avis plutôt de l’analogisme, au même titre d’ailleurs que
le concept général du blog personnel. Il s’agit en effet de se
faire revivre virtuellement, via textes et images. Ils sont comme des
équivalents de la personne qui les crée et cette photo est donc
presque considérée comme une personne, tout comme c’est le cas
avec celles que l’on garde précieusement dans notre portefeuille.
Les rencontres par le biais du web démarrent en effet en s’adressant
à une photo, en lui parlant, en échangeant des choses, bref, en la
considérant comme une personne à part entière alors qu’il
pourrait très bien s’agir d’un canular.
Montage
Après
avoir travaillé sur chacune des deux images séparément, revenons
au montage effectué par
☺ . Les conditions d’existence
de celui-ci sont, encore une fois, liées au développement
d’Internet et de l’informatique en général, ainsi qu’à
l’accessibilité de programmes tels que Photoshop.
Notons
que ☺ a fait une erreur d’optique dans sa création :
le téléphone portable qu’il a ajouté dans la main de Jésus
devrait être vertical, comme sur la photo de Carolina, et non penché
car cela donnerait lieu à une prise de vue différente et plus ou
moins impossible. Mis à part ce détail, l’échelle est respectée
et bien que les deux supports (photo et peinture) soient a priori
différents, la référence est claire.
L’intention
première est de faire rire, par le décalage existant entre les deux
visuels, leurs messages, mais aussi leurs supports. Ce décalage est
tellement remarquable qu’il fait passer au second plan le contenu
même des images présentées séparément :
le Sacré-Cœur, qui focalisait l’attention dans le portrait
premier, est désormais relégué au plan de détail, et n’a plus
aucun intérêt pour la compréhension de l’image ; le geste
de bénédiction opéré par Jésus devient une main tenant un
téléphone portable.
Ces
deux images ont pour point commun de mettre en avant un unique
personnage. Mais elles ont une différence majeure : la
séparation (ou l’amalgame) entre auteur, sujet et objet. Etant
donné que l’une des images allie ces trois fonctions dans une
seule personne tandis que l’autre les sépare, l’observateur est
un peu confus quant à la position à adopter à cet égard. Or, ces
trois fonctions sont parfaitement distinctes dans ce cas-ci :
l’auteur est
☺ (auquel on peut éventuellement ajouter
le peintre et Carolina), le sujet est Jésus dans une situation
absurde et l’objet est le rire. Cependant, certaines réactions
prouvent que cette séparation est loin d’être comprise par tous.
Nous
avons précédemment repéré que les deux images composant le
montage oscillaient entre analogisme et naturalisme. Mais qu’en
est-il de l’image finale ? Il semble qu’elle aussi relève
de ces deux ontologies, parallèlement à ce qui a pu être identifié
pour la photo de Carolina. En effet, si son ancrage naturaliste nous
apparaît d’abord, au vu de la représentation humanisée du Christ
et de la photographie réaliste dans laquelle il est intégré, son
utilisation se rapporte davantage à l’analogisme, puisqu’il
s’agit d’une photo de profil. A ce sujet, il me semble judicieux
de relater l’anecdote suivante : sur Twitter, quelqu’un
utilisant le pseudonyme @jesusofficiel a utilisé cette image comme
photo de profil, se faisant ainsi passer non pas pour le Christ, ce
qui serait totalement absurde, mais pour le créateur du blog
JC2Nazareth. C’est donc là aussi une dérive analogiste de l’image
en question.
Autres
autoportraits dans le miroir du blog JC2Nazareth
☺ ne s’est pas arrêté à un seul autoportrait dans le miroir.
Sans les analyser ici-même, les voici reproduits :
On
y retrouve bien les détails mis en évidence dans les réelles
photos, et repris par
☺ afin de pasticher au mieux le
genre : cadre penché, mise en évidence du dispositif
(l’appareil photo et le flash, les bords du miroir), poses,…
Dans
le dernier, on touche à un autre type de portraits, également très
fréquents sur les blogs : le couple. Je n’aurai cependant pas
le temps ni la place d’en faire l’analyse dans ce travail.
Conclusions
Mise
en question de la photographie
Tout
d’abord, notons que le photomontage, par nature, met en question la
véracité de la photographie, que ce soit en dénonçant la
manipulation ou en la rendant invisible. Dans le corpus qui nous
occupe, il s’agit évidemment d’une dénonciation, le dispositif
de montage étant clairement mis en évidence (par la grossièreté
des collages et la différence manifeste des techniques de
réalisation des deux images). Cela fait encore une fois écho à ce
troisième élément entre l’objet regardé et le sujet regardant
qui, rendu ici parfaitement visible, montre que notre croyance en la
véracité de la photo est également en train de se fissurer. Il met
ainsi l’accent sur le caractère artificiel du geste de voir. Dans
le cas des autoportraits dans le miroir, cette mise en évidence est
renforcée par le dispositif photo rendu visible.
Mise
en question du naturalisme
Cette
dernière constatation engendre un questionnement sur le naturalisme.
Comme évoqué tout au long de cette analyse, ce corpus, par le fait
même de constituer un blog, apparaît analogique sous certains
aspects, même s’il reste naturaliste d’un autre point de vue.
L’hyper actualité de ces images peut nous faire réfléchir quant
à l’avenir de notre regard, surtout lorsque l’on considère que
la figuration est toujours en avance sur les mentalités. Quoi qu’on
puisse dire de ces représentations, il apparaît clairement que le
naturalisme est dépassé, et qu’est en train de s’y substituer
un autre mode de figuration, probablement hybride.
Il
faut néanmoins nuancer cet avis par une réalité : la photo de
profil de JC2Nazareth fait référence aux photos de profil de blogs
en général, et toute personne un tant soit peu familière de ce
genre d’images n’aura aucune peine à l’y associer, malgré la
différence de technique et sa fonction analogique. Le fait
d’accepter ce montage comme « Jésus posant devant son
miroir » et non comme « un collage incompréhensible
d’images de différente nature » renforce son caractère
réaliste, et de fait, son appartenance au naturalisme (en tant
qu’exception qui confirme la règle). Le vecteur de l’humour et
de la fiction est ici fondamental car c’est grâce à ce dernier
que l’observateur peut admettre la « possibilité »
d’une telle image.
Un
blasphème ?
Bien
que ces images portent un discours critique, il s’agit davantage de
ridiculiser l’univers du blog que celui de la religion. Cependant,
il semble que certains catholiques, mais plus curieusement encore de
musulmans (pour qui Jésus est un prophète) se sentent attaqués par
cette initiative, appelant alors au blasphème. Cela peut notamment
s’expliquer par la confusion auteur-sujet-objet présente dans ces
images, doublée de la confusion Jésus de la Bible-Jésus fictif du
blog. Il y a quelque chose de vaniteux dans l’autoportrait, qualité
que l’on ne prêterait sûrement jamais au Christ.
De
plus, associer les pires bassesses du net à ce que certains
considèrent comme le plus haut niveau d’élévation présente le
risque de ne pas être compris. De ce point de vue là, le texte (sur
lequel je n’ai malheureusement pas eu beaucoup l’occasion de
m’attarder) est également très important, que ce soit sa forme
(fautes d’orthographe et langage sms) ou son contenu (narcissique
et totalement dénué d’intérêt).
Il
est intéressant de remarquer qu’encore une fois, c’est le
caractère analogique, mais de la peinture de base cette fois-ci, qui
fait réagir. En portant atteinte à cette représentation, certains
catholiques se sentent eux-mêmes agressés, comme si la figuration
de Jésus était reliée à sa personne.
Bibliographie
- Eliane
et Régis Burnet,
Pour décoder un tableau religieux – Nouveau Testament,
Paris, 2006, Editions du Cerf, p. 64-65
- Claude
Savart
et Jean
Noël Aletti,
Le
monde contemporain et la Bible,
Paris, 1985, Editions Beauchesne, p. 85-86
- Interview
de
☺ auteur du blog JC2Nazareth, tout au long du mois de décembre.
- ☺,
http://jc2nazareth.skyrock.com/ , consulté pour la dernière fois le
05/01/2012
- ☺,
http://jc2nazareth.blogspot.com/ , consulté pour la dernière fois
le 05/01/2012
- http://www.my-forum.org/timprimir.php?numero=57780&nforo=318974
, consulté pour la dernière fois le 05/01/2012
- http://spiritualite-chretienne.com/christ/images.html
, consulté pour la dernière fois le 05/01/2012
- http://www.scribd.com/doc/45336626/Iconographie-du-Sacre-Coeur
, consulté pour la dernière fois le 05/01/2012
- http://imagessaintes.canalblog.com/albums/images_du_sacre_coeur_de_jesus/photos/19378517-20280.html
, consulté pour la dernière fois le 05/01/2012
- http://tempsreel.nouvelobs.com/high-tech/20111025.OBS3183/photos-le-profil-facebook-ou-l-autoportrait-2-0.html
, consulté pour la dernière fois le 05/01/2012
- http://www.photophiles.com/index.php/les-articles-du-mois/107-thememois/570-lautoportrait-un-reflet-de-soi.html
, consulté pour la dernière fois le 05/01/2012